La cour des Comptes a fait paraître en mai un rapport sur l’élevage bovin, qui a été ressenti par la profession comme une attaque frontale. Des éléments du rapport confortent cette analyse, notamment la fragilité de l’argumentation autour de la balance environnementale, et l’erreur de calcul que nous révélions dans le numéro 2490 de la Haute-Saône Agricole. Retour sur un rapport pas comme les autres.
La Cour des Comptes est le poil à gratter de la République. Sa mission : mettre en lumière les incohérences dans la gestion des deniers publics. L’imposant rapport sur l’élevage bovin, paru fin mai, ne fait pas exception. La première partie est d’un réalisme grinçant : malgré les 4,3 Md€ investis en soutien à l’élevage, les résultats des exploitations sont faibles, les revenus catastrophiques, la compétitivité de la ferme France en déclin, et son avenir incertain. L’ensemble est cruellement bien sourcé. La recommandation est de promouvoir la reconversion des éleveurs vers une autre production ou vers un autre métier, sur la base du volontariat.
Mais la seconde partie pèche par militantisme. Très focalisée sur l’impact « gaz à effet de serre » de l’élevage, la Cour se trompe dans sa démonstration du bilan climatique de l’élevage.
Une erreur d’unité
Pour faire simple, la Cour des Comptes a raisonné sur un hectare de prairie. Si on le laboure et qu’on abat les vaches qui y pâturent, le solde en gaz à effet de serre (en tonnes de carbone C) est le suivant :
• « Perte de 1 t de C » (carbone) par an à cause du passage de prairie à culture
• « Gain de 3 t de C » par an grâce à la suppression du bétail (méthane entérique émis par la rumination)
Donc gain net carbone : Supprimer l’élevage est bon pour le climat.
Sauf qu’une vache n’émet pas 3 t de C (carbone) par an, mais 3 t de CO2e. Et 1 t de C = 3,7 t de C02. Le bon calcul est donc celui-ci :
• Perte de 1 t par an à cause du passage prairie à culture
• Gain de 0,8 t par an grâce à la suppression du bétail
Donc perte nette de carbone : Supprimer l’élevage est mauvais pour le climat.
La Cour des comptes s’est trompée, et sa conclusion (il faut diminuer le cheptel pour sauver le climat) n’est pas étayée. Notez que les chiffres ci-dessus ont été simplifiés (la Cour tient aussi compte du chargement à l’hectare, et des incertitudes sur les chiffres), mais l’erreur est bien là.
Argument d’autorité ou cherry-picking
Pour faire la part des choses, il est évident (et le rapport le souligne également) que le stockage de carbone diminue très fortement quelques années après la conversion d’une culture en prairie ou inversement. En agriculture, comme en biologie en général, les phénomènes ne sont jamais linéaires, mais toujours sigmoïdes1 ; et on ne peut pas stocker éternellement du carbone, sans quoi les sols forestiers ou les prairies centenaires contiendraient des taux de matière organique gigantesques… ce qui n’est pas le cas. On ne peut pas non plus déstocker éternellement.
Mais encore fallait-il argumenter cette position. La Cour essaie de le faire, avec d’autres chiffres que ceux cités dans le rapport, mais auxquels (contrairement aux autres parties du rapport largement sourcées) le lecteur n’a pas accès. Les notes de bas de page ne permettent pas non plus de remonter à ces chiffres tombés du ciel, auxquels on peut légitimement accoler le terme de « cherry picking » (choix des résultats qui arrangent le rédacteur). Seul reste l’appel à un ami (le cabinet de conseil agricole Solagro) qui vient confirmer, d’autorité, le « 30 % de compensation ».
La Cour traque les incohérences… mais tombe dans le militantisme
Cela dit, la Cour des comptes n’a pas pour mission de faire de la recherche scientifique, mais de traquer les incohérences des institutions, et la mauvaise utilisation des fonds publics. Elle pointe dans le cas du méthane un contre-sens : l’État finance une activité productrice de méthane (l’élevage) et s’engage dans le même temps à réduire ses émissions de méthane (dans le cadre du Global Methane Pledge, où la France s’est engagée, voir graphique ci-dessous). Du point de vue de la Cour, c’est une anomalie. Et qu’on le veuille ou non, la réduction du cheptel bovin est le moyen le plus direct pour atteindre cet objectif.
La Cour aurait d’ailleurs pu choisir d’autres sujets d’incohérences, et elle le fait souvent, parmi les centaines de rapport moins médiatisés qu’elle sort chaque année. Sur le sujet du méthane, on peut lui suggérer (ironiquement) d’aller demander des comptes au Gouvernement qui finance à prix d’or la protection des zones humides, premières responsables du dégagement de méthane à l’échelle de la planète (voir encart ci-dessous).
Mais elle a choisi l’élevage, dans un ton qui lui est peu familier.
On ne mange pas les génisses maigres !
Parmi les sorties inhabituelles de la Cour, on peut relever en particulier :
• Le côté « culpabilisateur » de la sur-consommation de viande : « 28 % des adultes consommeraient encore plus de 500 g de viande rouge par semaine » dit la Cour… Alors qu’en moyenne, les Français en consomment moins de 300 g par semaine, surtout les catégories les plus défavorisées (deux fois moins de consommation entre le premier et le dernier décile). La Cour aurait aussi bien pu s’alarmer de la sous-consommation de viande (23 % des Français en mangent moins de 100 g par semaine).
• La cour ne prend pas assez en compte l’impact de sa recommandation sur les imports de viande. Estimant que la filière bovine présente un solde positif, elle affirme que la baisse de production n’impactera pas la souveraineté alimentaire du pays. Elle ignore sans doute qu’on ne mange pas les génisses maigres. Additionner des kg de viande et des kg de bovins vifs ne permet pas de rendre compte de la souveraineté alimentaire. L’actualité récente (hausse importante des importations de viande) lui donne tort. Rappelons que l’article 122 du code de l’Environnement stipule que la stratégie nationale doit veiller « à ne pas substituer à l’effort national d’atténuation une augmentation du contenu carbone des importations »…
• Le chapitre sur le bilan carbone d’un kg de viande (p 67) semble également rédigé par une association militante. La Cour y rapporte que le kg de viande bovine émet « 33,7 kg de CO2éq » (deux fois les estimations de l’Idele) et conclut : « Si on considère des émissions par kg de viande cuite, les émissions augmentent encore plus à 40 kg CO2éq/kg »… Comme si les consommateurs de tofu, de pâtes ou de brocoli mangeaient cru pour sauver le climat…
Bref, si on peut reconnaître à la Cour d’avoir souligné, comme à son habitude, les ambiguïtés d’un Gouvernement qui prend des engagements contradictoires, on peut lui reprocher d’avoir choisi son camp dans un débat scientifique encore incertain (le stockage de carbone), mauvais calculs à l’appui, et d’avoir manqué de prudence, pour le moins, dans ses recommandations.
(1) C’est ce qui explique également le plafonnement des rendements, l’efficacité faible de la dernière unité d’azote apportée, ou du dernier gramme de concentré ingéré…
Encart 1 : Le cheptel bovin français ne contribue pas à l’accroissement de l’effet de serre
La France s’est engagée à réduire ses émissions de méthane, soit. C’est un geste politique symbolique (sans l’Inde et la Chine, c’est peine perdue) qui a le mérite d’agir sur l’un des gaz à effets de serre les plus réactifs à court terme (voir graphique). Mais en y réfléchissant, et en restant sur des données techniques, le cheptel bovin français ne contribue pas à l’accroissement de l’effet de serre. C’est une affaire de flux et de stock. Le stock, c’est ce qui compte pour l’effet de serre. Une vache qui vit 8 ans émet environ 900 kg de méthane dans l’atmosphère au cours de sa vie.
Mais à sa mort, le méthane ayant une durée de vie très courte de l’ordre de 10 ans, les premières molécules de méthane qu’elle a émises commencent à disparaître. Un cheptel stable ne fait donc pas augmenter la quantité de CH4 dans l’atmosphère. Un cheptel en décroissance comme le nôtre (50 000 vaches par an en moins) contribue au contraire à réduire le stock de méthane de 45 kT par an. Le sabotage de Nordstream 2, quant à lui, a provoqué une fuite de 220 kT de méthane dans l’atmosphère en quelques jours…
Encart 2 : Gérer l’incertitude…
Lorsqu’on donne un conseil, on doit le pondérer par la confiance que l’on a dans la donnée. Quand la recommandation impacte autant le monde agricole, la souveraineté alimentaire, voire le fonctionnement des sols (la Cour elle-même reconnaît qu’une agriculture sans élevage est inenvisageable), il vaut mieux être sûr de soi. Or la connaissance que l’on a des sols et de leur dynamique ne permet pas d’affirmer péremptoirement des faits comme « l’élevage ne compense que 15 à 20 % des émissions bovines ». Un simple coup d’œil sur la littérature scientifique permet de se rendre compte des incertitudes qu’il y a autour de cette donnée. C’est pire que les « 40 % d’incertitude » justement soulignés par la Cour des Comptes : certaines études prédisent un stockage net de carbone, d’autres un déstockage net. Même à l’échelle de la France, l’hétérogénéité des pratiques et des conditions pédoclimatiques est énorme et les généralités, dans l’état actuel des connaissances, sont inenvisageables.
Encart 3 : Assécher les zones humides pour sauver le climat ?
Le rapport souligne plusieurs fois les bénéfices environnementaux, sociaux et culturels de l’élevage bovin, mais n’en tient finalement pas compte dans ses recommandations. En raisonnant comme elle, on pourrait suggérer à l’État d’assécher immédiatement les zones humides pour respecter ses engagements climatiques. En effet, nous dépensons chaque année des millions (64 M€/an) pour sauvegarder et accroître les zones humides. Or à l’échelle de la planète, le Giec estime que les zones humides contribuent plus que l’élevage au flux de méthane (140 Mt par an, contre 110 Mt pour l’élevage). Chaque hectare de zone humide asséchée, c’est environ 260 kg de méthane qui ne seront pas émis annuellement, et donc 7,3 t CO2éq de gagnés pour le climat. C’est évidemment absurde, car les zones humides ne sont pas seulement des sources de méthane, mais aussi de biodiversité, de régulation des flux d’eau, et de diversité paysagère. Pareil pour l’élevage.