La filière laitière française, réputée internationalement pour son dynamisme et ses productions de haute qualité, traverse une crise démographique sans précédent, qui compromet l'auto-approvisionnement. Alessandra Kirsch, du think tank* Agriculture Stratégie, est l'invitée de l'Assemblée générale de la FDSEA-FDPL le 21 février pour faire le point sur ce sujet.
Présentez-vous en quelques mots, avec les éléments de votre parcours qui éclairent votre expertise dans le domaine de l’économie laitière, ainsi qu’« Agriculture Stratégie » le think tank dans lequel vous l’exercez…
Après un BTS en productions animales, je suis rentrée à AgroSup Dijon pour y passer un diplôme d’ingénieur agronome. J’ai poursuivi par une thèse de doctorat sur le thème de la PAC. Après j’ai été fonctionnaire pendant six ans à la DDT de Côte d’Or, à un poste où j’étais notamment chargée des dossiers de l’installation, de l’agroécologie, des agriculteurs en difficulté… J’ai rejoint le think tank ‘’Agriculture Stratégies’’ en 2020, comme directrice des études. Cet organisme est à l’interface entre le monde agricole (organisations professionnelles, coopératives, entreprises…) et le monde politique : nous apportons des éléments solides, incontestables, pour éclairer la décision collective. Toutes nos productions sont en accès libre sur le site internet (www.agriculture-strategies.eu), ce qui nous permet aussi d’avoir des retours de la part de nos lecteurs, et d’éventuellement compléter nos analyses !
Le découragement d’une partie des éleveurs laitiers était un des éléments mis en lumière par les manifestations syndicales de ces dernières semaines : faiblesse du revenu laitier, pénibilité du métier, remise en cause de la légitimité des activités d’élevage, inflation administrative et des contraintes règlementaires… Comment analysez-vous les choses ?
Le mal-être du monde agricole a des racines profondes et qui ne datent pas d’hier. Ce mouvement survient effectivement après une embellie de quelques années alors que les perspectives d’avenir semblent beaucoup moins encourageantes, avec la redescente européenne puis française des prix de lait payé aux producteurs. J’ai justement écrit dernièrement un article sur la réception des annonces gouvernementales qui regroupe en quatre catégories les attentes des agriculteurs.
- Un besoin de reconnaissance des pouvoirs publics et de la population
- Un revenu décent dans la durée
- La fin de la concurrence déloyale via une harmonisation des normes intra-UE et une protection des importations issues des pays tiers.
- Une adaptation des cadres administratifs et règlementaires actuels pour limiter la charge administrative
Le fil directeur, si je devais retenir une seule idée, c’est l’absence de perspective, qui fait que les éleveurs ne souhaitent plus que leurs enfants prennent leur suite…
L’hypothèse de devoir importer du lait est considérée sérieusement… Quels sont les paramètres déterminants, à votre avis, pour sécuriser les producteurs laitiers français et les filières fromagères et autres qui dépendent de leur travail ?
Effectivement les projections réalisées par l’Idele, en extrapolant les trajectoires actuelles de décapitalisation du cheptel laitier, montrent que la France sera importateur net de lait en 2027. A vrai dire, nous sommes déjà en déficit de matière grasse du lait – à cause de nos habitudes alimentaires - tandis que nous exportons une partie du lait écrémé sous forme de poudre, comme sous-produit de la matière grasse ! Les grands groupes laitiers s’adaptent déjà à cette perspective : ce n’est pas un hasard si Lactalis a attaqué un décret sur l’origine du lait utilisé, afin de pouvoir s’approvisionner ailleurs qu’en France, chez nos voisins européens, sans avoir besoin de changer l’étiquetage de ses produits. Au niveau européen, la trajectoire française est d’ailleurs un cas particulier, comme l’illustre bien un des graphiques que j’ai utilisés pour illustrer une note sur le thème de la souveraineté alimentaire, et intitulée « que disent les chiffres ? » : le taux d’auto-approvisionnement en lait en France chute assez brutalement depuis 2011 (il était alors au-delà de 120%), tandis que celui de l’UE à 27 progresse régulièrement pour atteindre désormais 115%. La concurrence déloyale inter-UE est un des éléments d’explication de cette divergence de trajectoire : bien-être animal, directive nitrate, contraintes foncières, poids de l’endettement, accès au capital… Reste que nos voisins seront dans un avenir proche confrontés globalement au même problème de renouvellement des générations. Et pour faire face au défi stratégique que constitue la pérennité d'un appareil de production laitière - et plus largement agricole - l'UE doit se doter d'outils efficaces pour être en mesure d'anticiper les crises et de les accompagner.
Dans votre newsletter de juillet 2023, vous évoquiez les possibilités d’intervention publique de l’UE de régulation du marché laitier – notamment pour le lait bio - par une politique d’aide à la réduction volontaire, telle que celle qui avait été mise en œuvre au moment du confinement : est-ce que cela a encore du sens aujourd’hui ?
Jusqu’à l’automne dernier, les prix de lait élevés en conventionnel ont permis de relativement limiter la casse pour les élevages laitiers bio – plus du tiers des volumes produits étaient déclassés en 2023, mais c’est de moins en moins le cas. Les agriculteurs, y compris bio, ont l'habitude de traverser les crises passagères en gardant le cap et en réduisant leurs charges... mais là ça fait déjà plus de deux années que ça dure. L'accélération du rythme des déconversions démontre que cette forme de résilience a atteint ses limites. Le marché des produits laitiers bio ne montre pour l’instant pas de signes tangibles d’un redressement de la consommation, aussi l’hypothèse d’un retour à des prix rémunérateur par une réduction de l’offre, c’est-à-dire des volumes produits devrait être envisagée objectivement.
Think tank : groupe de réflexion ou laboratoire d'idées. Il s'agit d'un regroupement d'experts au sein d'une structure de droit privé. L'activité principale d'un think tank est de produire des études et d'élaborer des propositions, le plus souvent dans le domaine des politiques publiques ou de l'économie.