En créant VertLaine, Delphine Rauscent avait une ambition : valoriser la laine de mouton. Cette agricultrice et entrepreneuse du département de l'Yonne réalise qu'elle tire le fil d'une pelote qui lui ouvre des horizons bien plus larges qu'imaginés au départ.
Lorsqu'on porte un projet innovant, s'appuyer sur un réseau est essentiel. Pas étonnant, dès lors, qu'on ait rencontré Delphine Rauscent près de Dijon, en février, à l'occasion de la journée annuelle des adhérents du pôle d'innovations agroécologiques Agronov. Au sein de cette structure, elle échange avec d'autres porteurs de projets et trouve aussi le moyen d'y faire connaître et grandir le sien. En décidant, il y a deux ans, de créer VertLaine, entreprise centrée sur la valorisation de la laine de mouton, elle avait une ambition mais sans doute pas la conscience totale de la « montagne » à laquelle elle s'attaquait ! Agricultrice à Domecy-sur-Cure, dans l'Yonne, avec son mari, sur une exploitation polyculture-élevage bovins et ovins, elle a toujours travaillé, à côté, sur d'autres secteurs. Elle a pris conscience, il y a quelques années, du problème posé par l'absence de valorisation de la laine : « en vingt-cinq ans, souligne-t-elle, j'ai vue sa valeur passer de 90 centimes à 15 centimes le kilo, sachant que tondre un mouton coûte 2,50 euros et qu'on récupère entre un et deux kilos par animal... » Elle se dit alors qu'avoir une telle ressource, naturelle, pleines de qualités, et la voir partir, à 80 %, en Chine (du moins jusqu'à la crise du Covid), est une aberration. « Aujourd'hui, poursuit-elle, les éleveurs ne savent pas quoi en faire, elle s'entasse dans les granges et perd de sa qualité. On n'a pas le droit de la brûler, on ne peut rien en faire, sinon la vendre à perte ».
Matériau isolant
Face à ce constat Delphine Rauscent a fait le choix de se former : « J'ai visité des usines de lavage, en France (il n'en reste qu'une, à Saugues, en Haute-Loire, près du Puy-en-Velay), et en Belgique. J'ai réfléchi aux pistes de valorisation ». Lors de ce cheminement, elle découvre que la laine de mouton peut être utilisée comme matériau isolant dans l'habitat. Elle entre en contact avec une entreprise suisse, Fisolan, qui fabrique de la tresse (pour isoler autour des ouvrants d'un bâtiment) et des panneaux isolants. Elle a obtenu de cet entrepreneur l'autorisation de commercialiser ces produits en France mais elle a poussé la logique plus loin : plutôt que de vendre le matériau, peu connu, pourquoi ne pas en prouver la pertinence en commercialisant directement un habitat qui en serait doté ? C'est ainsi qu'est né ModuLaine, une extension de VertLaine. En l'espèce, Delphine Rauscent s'est associée à Laurent Jeannin, menuisier à Bazoches, dans la Nièvre, pour concevoir, fabriquer et vendre des tiny houses, isolées à la laine de mouton. Ces petites maisons recouvertes d'un bardage en douglas du Morvan peuvent être installées sur un terrain, sans permis de construire, il suffit juste d'une autorisation préalable. Elles peuvent être utilisées comme une extension, un studio à vocation d'accueil touristique... « L'activité tiny houses, précise Delphine Rauscent, c'est une application concrète de la valorisation que je recherche et qui permet de produire du chiffre d'affaires. Je suis quelqu'un de très opérationnelle et j'avais besoin d'avancer sur ce point. L'isolation à la laine est clairement un argument commercial à mes yeux. J'espère, par ce biais, développer un marché avec l'objectif d'avoir suffisamment de volume d'activité pour mettre en place un système de valorisation de laine français. Le problème, c'est que pour vendre de l'isolant en France, il faut un certificat de l'Association pour la certification des matériaux isolants (Acermi), qui est coûteux et compliqué à obtenir ». Une première tiny house a été vendue et des devis sont en cours pour d'autres clients potentiels. On pourra la découvrir à l'occasion d'une porte-ouverte organisée le 20 avril (*).
Essais tous azimuts
Si l'isolant est une piste concrète, VertLaine explore en parallèle d'autres voies de valorisation, notamment sur de la laine brute, non destinée au lavage, avec deux secteurs possibles :
- l'engrais à destination de l'agriculture, puisque la laine est riche en azote
- la protection des jeunes plants forestiers, parce que l'odeur de suint de la laine est un vrai répulsif pour les cervidés amateurs de jeunes pousses. Sur ce dernier point, Delphine Rauscent a entamé des essais avec la société forestière d'Auxerre. « Concernant la production d'engrais sous forme de granulés, précise Delphine, qui est aussi ingénieure agronome de formation, j'ai fait faire des analyses, une cinétique de minéralisation. Au delà de l'apport d'azote, je veux démontrer que ce produit a aussi une capacité d'absorption de l'eau. Contre les risques de sécheresse, cela me fournira un « plus » indéniable. Dans ce but, je mène des essais en viticulture, au Domaine des Marronniers, à Préhy, dans le Chablisien et avec le Vinipôle de Mâcon-Davayé, en Saône-et-Loire ». Ce projet « Engrais » a fait l'objet d'une présentation, en novembre 2022, dans le cadre d'un comité d'experts réuni par le Pôle Agronov, au cours duquel l'accueil s'est avéré prometteur. Des essais ont été mis en place afin de valider la capacité agronomique des granulés de laine de mouton. Ces derniers sont fabriqués en Allemagne. « Je suis allée en faire là-bas, avec ma voiture remplie de 100 kilos de laine et je suis revenue avec 100 kilos de granulés, afin de valider la faisabilité technique du produit ». Mais, là encore rien n'est simple : en Europe, la laine est classée « Déchet animal de catégorie 3 » et elle doit donc respecter les règles de normalisation définies par la Commission européenne. Ces règles sont au nombre de sept, dont une permet de prouver qu'on élimine les salmonelles, les bactéries clostridium, et les entérobactéries. Delphine Rauscent est aujourd'hui en quête de la meilleure méthode permettant d'éliminer ces trois bactéries. Elle en teste plusieurs. Une démarche lourde, longue, et pour laquelle notre entrepreneuse est bien seule. Elle voit toutefois la pertinence de son projet confortée par un rapport du Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAER) qui préconise ces solutions de valorisation, à condition de parvenir à travailler avec ces règles sanitaires contraignantes. Delphine Rauscent adhère également à l'association Laine d'éleveurs, basé dans la Haute-Vienne, qui a déposé un dossier auprès de France Expérimentation afin de tester différentes méthodes d'hygiénisation de la laine.
En quête de partenaires
On le voit : la valorisation de la laine est un chemin sinueux, riche en opportunités comme en difficultés et Delphine Rauscent se heurte au fait d'être seule sur tous ces fronts. Pour mener à bien les applications possibles (isolant, engrais, répulsif) elle est en quête de partenariats. Elle tente de briser le cercle vicieux qui fait qu'un éleveur à qui l'on paye sa laine un prix dérisoire et pour laquelle il n'y a pas de débouché, ne peut pas investir dans une filière de valorisation. Les tiny houses et les granulés peuvent briser ce cercle et amorcer la pompe vers d'autres débouchés. « Valoriser la laine est un métier à part entière, conclut-elle. Cela ne peut pas être la priorité des éleveurs seuls. Il faut y mettre des moyens venus d'ailleurs que de l'élevage. Il est important de maîtriser beaucoup de choses, mais il faut aussi parfois les provoquer et surtout, y croire ! ».
Le 20 avril, Delphine Rauscent et Laurent Jeannin organisent des portes-ouvertes à la menuiserie de ce dernier (11, route de Corbigny, à Bazoches) afin de faire découvrir les activités de l'entreprise dont les tiny houses isolées à la laine de mouton. modulaine.fr